O. Meuwly: Louis Ruchonnet 1834–1893

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Titel
Louis Ruchonnet 1834-1893. Un homme d'Etat entre action et idéal


Autor(en)
Meuwly, Olivier
Reihe
Bibliothèque historique vaudoise 128
Erschienen
Lausanne 2006: Bibliothèque historique vaudoise
Anzahl Seiten
477 p.
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Pierre Jeanneret

Un paradoxe: alors que la gauche et l’extrême gauche, jusqu’aux groupuscules les plus confidentiels, ont suscité une pléthore de publications et de travaux universitaires, il n’existe aucune étude globale du radicalisme en Suisse! A quelques exceptions près (ainsi la remarquable biographie de Druey par André Lasserre),
l’historien ne dispose que de travaux circonstanciels souvent obsolètes, dont certains relèvent plutôt de l’hagiographie ou du plaidoyer pro domo. O. Meuwly lui-même déplore le «peu d’intérêt affiché par le Parti radical pour son histoire» (p. 26). En outre, il n’existe guère de bonnes biographies modernes de conseillers fédéraux. Sur ces deux plans, l’ouvrage de Meuwly comble une lacune. Il convient de rendre hommage, comme l’a fait l’un des experts lors de la soutenance de sa thèse, à ce «double marathonien» sur le plan académique. O. Meuwly a en effet déjà écrit une thèse en Droit en 1990. Connu en outre pour ses chroniques de réflexion historico-politique dans la presse romande, l’auteur, lui-même engagé dans la société d’étudiants Helvétia et dans le Parti radical vaudois, est sans doute l’un des rares penseurs et analystes que connaisse cette formation politique. Sa (deuxième) thèse bénéficie donc à la fois de sa connaissance intime du radicalisme (dont il est à même de relater les méandres, les pratiques et les conflits internes), de l’exercice constant d’une écriture souvent élégante, de sa vaste culture aussi bien philosophique que juridique ou littéraire, enfin d’une intelligence souvent brillante.

Que demeure-t-il dans les mémoires, tant collective que partisane, de Louis Ruchonnet, à part le nom d’une avenue lausannoise et la figure quasi mythologique du «Grand Louis» figée pour l’éternité dans le bronze, en réalité fort mal connue, mais qui reste une référence incontournable pour discours de cantines radicaux? Cet homme politique pâtit de surcroît d’un injuste oubli depuis que son portrait, qui avait sa place dans toutes les pintes vaudoises, a été supplanté par celui, plus «porteur» au XXe siècle, du général Guisan … De structure très classique, l’ouvrage de Meuwly se segmente chronologiquement en trois parties qui considèrent successivement les années de formation, le conseiller d’Etat vaudois et conseiller national, enfin le conseiller fédéral.

La première met à juste titre l’accent sur la société Helvétia, traditionnellement liée au radicalisme et véritable pépinière de leaders politiques. Un sujet sur lequel l’auteur, qui a consacré divers travaux antérieurs aux sociétés d’étudiants du XIXe siècle, est particulièrement à l’aise. Plusieurs aspects de la personnalité de Ruchonnet s’affirment dès ces années estudiantines: le charisme, la capacité à transmettre son enthousiasme, à expliquer, à mobiliser, mais aussi à constituer des réseaux d’amitié, d’influence et de clientélisme. Ils assoient l’autorité de cette véritable «bête politique» qui, incontestablement, aime le pouvoir. Plus tard, Ruchonnet créera même un organe de presse: pour contrer le Nouvelliste de son ennemi radical Delarageaz, il fonde la Revue en 1868, dès son accession au Conseil d’Etat. S’ajoutant aux réseaux qu’il a su constituer et dont l’état-major de fidèles se réunit dans son bureau d’avocat, il dispose désormais d’un journal à sa dévotion, au service de ses idées et de sa carrière. Ainsi se met en place le «système» Ruchonnet, qui marquera durablement les pratiques au sein du radicalisme vaudois, au risque que ces fameux «réseaux» s’orientent, au fil du temps, vers le copinage et l’octroi de prébendes.

Tout naturellement, cet homme très marqué par l’idée de Progrès si inhérente à son siècle adhère à la franc-maçonnerie, dont il gravira tous les échelons. C’est à ses «frères» autant qu’à ses convictions chrétiennes qu’il doit un idéal pacifiste qui (au contraire d’autres s’érodant au contact des réalités du pouvoir) ne se démentira pas jusqu’à sa mort.

L’action politique de Ruchonnet repose sur une Weltanschauung dont O. Meuwly met bien en évidence les piliers: la foi en l’homme, en le progrès lié à la science et aux techniques, en la patrie et en Dieu; la conviction que la modernisation nécessaire de la société est inséparable de sa laïcisation; la croyance en une (mythique?) harmonie des intérêts sociaux, qui s’exprime dans la sympathie qu’il témoigne envers le coopératisme, le mutualisme, et dans un discours «rassembleur »; le fédéralisme, dont il sera l’un des hérauts lors des grands débats constitutionnels des années 1870.

Fondamentalement, Ruchonnet est un pragmatique, un homme de l’action concrète, de l’avancée par petits pas, et non un théoricien ni un spéculatif. C’est ce qui le rapproche d’un Gambetta. C’est ce qui le sépare d’un Druey, très marqué par ses racines intellectuelles hégéliennes. La comparaison entre les deux grandes figures du radicalisme vaudois sous-tend implicitement tout le livre. Le passage de l’idéalisme de Druey (bien atténué cependant dès son accession aux plus hautes charges publiques!) à un pragmatisme, voire à un opportunisme parfois machiavélique annonce l’évolution profonde du Grand Vieux Parti. On peut légitimement se demander si la crise et le déclin actuels du Parti radical ne sont pas dus aussi à ce vide idéologique, à cette absence de réflexion identitaire fondamentale et de débat doctrinal. Ruchonnet incarne donc une ère où idéalisme et pragmatisme se concilient encore, avant que celui-ci ne l’emporte de manière irréversible sur celuilà.

Il serait fastidieux de mentionner ici tous les combats politiques locaux, cantonaux et nationaux auxquels fut mêlé Ruchonnet, dans le cours d’une vie pourtant relativement brève. On se bornera à souligner l’importance de son action dans trois d’entre eux. La question des chemins de fer, dans la seconde partie du XIXe siècle, est indissociable de celle de la traversée des Alpes. Sur ce sujet comme sur d’autres, soit dit en passant, on saura gré à l’auteur de son souci didactique et du soin qu’il a pris à replacer les événements dans leur contexte. Louis Ruchonnet s’affirme comme l’un des champions de la cause des Romands, qui craignent la toute-puissance des «barons du rail» alémaniques liés à la cause du Gothard et qui revendiquent «leur» tunnel, le Simplon: il n’en verra point la réalisation, mais on peut le considérer comme l’un des grands initiateurs du projet. A son conseiller d’Etat (1868–1874), le canton de Vaud doit surtout la promotion de l’instruction primaire, notamment par la réorganisation de l’école normale (qui restera jusqu’à une époque récente l’un des piliers du radicalisme vaudois!): «il faut – affirme Ruchonnet dans un style que ne renierait pas Jules Ferry – que le régent devienne l’instituteur de tout le monde; il faut que dans sa sphère, il soit un foyer de lumière» (p. 137). Enfin le conseiller fédéral Ruchonnet (1881–1893) – lui qui pourtant avait témoigné une véritable haine envers le cléricalisme et l’obscurantisme catholiques – a su être l’homme de l’apaisement des passions religieuses et de la fin du Kulturkampf. Ses qualités d’homme de compromis et de pacificateur ont trouvé à s’employer dans le règlement de l’affaire de Mgr Mermillod à Genève, dans les affaires tessinoises (celle de l’évêché autonome de Lugano puis celle, plus grave, de la «révolution» de 1890), ou encore dans les conflits qui, à Fribourg comme dans la Suisse italienne, opposent radicaux et conservateurs catholiques.

O. Meuwly se garde bien de donner une image trop lisse du personnage, dont la pensée et l’action recèlent ô combien d’ambiguïtés et de paradoxes! On se contentera d’en donner quelques exemples. L’homme du Kulturkampf n’hésite pas à s’allier avec les catholiques pour défendre le projet du Simplon ou pour renforcer l’opposition fédéraliste au centralisme de la Constitution de 1874. Le promoteur de l’éducation des filles garde toutefois une image très traditionnelle du rôle de la femme. Sa sensibilité au droit d’asile – dans le contexte tendu des pressions des Puissances étrangères sur une Suisse jugée trop accueillante envers les réfugiés politiques – ne l’empêche pas de restaurer le poste de procureur général de la Confédération (considéré par certains comme l’apanage des Etats autoritaires) ni d’élaborer personnellement une loi sur les anarchistes. Les «antinomies internes» de Ruchonnet sont plus apparentes encore dans la question sociale, devenue aiguë avec la crise des années 1880 qui avive les antagonismes de classes. L’«ample vision sociale» dont il témoigne depuis sa jeunesse ne l’amène pourtant pas à soutenir la loi sur les fabriques de 1877. De manière générale, on peut dire que ce hiatus entre le discours social et sa mise en actes concrète va désormais marquer toute l’histoire du Parti radical, jusqu’à nos jours. Cette ambiguïté constitue sans doute aussi l’une des explications du déficit historiographique dont souffre le mouvement radical, moins séduisant à coup sûr pour les jeunes historiens que les certitudes bardées de fer et les solutions sans compromis des groupes radicaux, dans l’autre sens du terme!

Le livre que nous avons entre les mains mérite-t-il pleinement le label de biographie? Sur ce plan, le lecteur reste un peu sur sa faim. Alors qu’O. Meuwly s’ingénie dans son introduction à dénoncer le discrédit dont fut longtemps victime, sous l’influence des Annales, le genre biographique et à plaider pour son apport à l’histoire (mais est-ce encore nécessaire en 2006?), on peut regretter sa trop grande timidité. Qui était vraiment Ruchonnet? Sa personnalité, attachante par certains côtés, déplaisante par d’autres, sa psychologie restent difficiles à saisir, le mystère demeure. O. Meuwly aurait-il manqué de cette sympathie pour son objet nécessaire à l’historien? Il faut attendre l’excellent «Bilan de la vie d’un homme d’Etat» (pp. 415–423) pour que l’auteur nous dévoile un peu de la face cachée, de la part secrète qui confère au personnage son humanité, cela au fond qui nous incite à nous intéresser à lui, au-delà des questions politiques auxquelles il fut mêlé. La place des «grands hommes» dans le Parti radical vaudois, des figures dominantes ne souffrant guère de concurrence (un Druey, un Ruchonnet, plus tard un Jean-Pascal Delamuraz), le vide qu’ils laissent à leur départ ou à leur décès, devraient par ailleurs susciter des réflexions: c’est sans doute là aussi qu’il faut chercher une explication aux revers actuels.

L’ouvrage d’O. Meuwly n’échappe pas à certains défauts, comme on l’a déjà vu plus haut. Maniant la plume avec facilité, il succombe parfois au goût de la rhétorique, ainsi qu’à une propension aux formulations abstraites qui rendent la lecture de tel ou tel passage ardue. Surtout, on aurait souhaité que le contenu de cette étude très détaillée soit davantage hiérarchisé et que l’essentiel y soit mieux mis en évidence.

Il n’en reste pas moins qu’Oliver Meuwly apporte ici un gros et riche ouvrage désormais indispensable à la connaissance du XIXe siècle en Suisse. Il projette en outre un éclairage sur les problèmes de notre temps: quand il évoque, par exemple, «le pouvoir monopoliste dont jouissent les radicaux dans le canton de Vaud, puis leurs déconvenues» (p. 413), il résume à la fois la situation de 1890 et celle qui prévaut aujourd’hui! Dans la ligne de ses précédents livres et articles, O. Meuwly fait donc oeuvre à la fois d’historien rigoureux du passé, de penseur politique s’attachant à éclairer le présent, et d’inlassable questionneur iconoclaste cherchant à trouver, pour un mouvement d’idées et d’action qui lui est cher, des solutions d’avenir.

Citation:
Pierre Jeanneret: Compte rendu de: Olivier Meuwly: Louis Ruchonnet 1834–1893. Un homme d’Etat entre action et idéal. Lausanne, Bibliothèque Historique Vaudoise, 2006. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 57 Nr. 1, 2007, pages 115-118.

Redaktion
Veröffentlicht am
09.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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